Depuis que mon amie Delphine m'a appris la nouvelle, je ne cesse de me répéter ces quelques mots : Cabu, ils ont tué Cabu. Cabu. Qui était dans Récré A2. Qui dessinait le nez de Dorothée. Cabu et son grand Duduche, Cabu et sa gentillesse, son élégante nonchalance, Cabu qui ne changeait pas, qui ne vieillissait pas.
Je pense aussi à tous les autres, les policiers, Ahmed et Franck, correcteur, chroniqueur,...Charb, dont on a repris avec raison les mots de courage, et les autres dessinateurs :Tignous, Honoré. Et Georges Wolinski qui est un peu de mon adolescence en participant à mon éducation sexuelle tandis que je chipais les BD de mes parents. Merci Georges, vraiment, pour votre libertinage heureux et épanoui.
Mais Cabu, je ne m'en remets pas.
Delphine m'a dit que certains vivaient déjà sous protection - Charb en particulier- mais on ne peut pas dire qu'ils y étaient préparés. A quoi ont-ils pensé avant l'ultime seconde, avant de sombrer pour toujours dans le noir, mais pas dans notre oubli ? Qu'ils avaient eu raison de continuer malgré les menaces, continuer de faire leur travail tout simplement, sorte de héros du quotidien ? Leur résistance à eux c'était de faire des dessins, ni obscènes, ni méchants, ni incitants à la haine, non, juste irrévérencieux.
Ou bien, ont-ils brièvement regretté de ne pas avoir arrêté et d'avoir la possibilité d'un avenir, assister au mariage de leurs petits enfants, vieillir tranquillement dans un village au bord de la mer, faire ce tour du monde qu'ils repoussent depuis des années ?
Mais c'est peut-être pire : peut-être n'ont-ils même pas eu le temps de faire le bilan de leur vie, de regarder en arrière. peut-être que la mort a été instantanée et atroce de non-sens. Injuste, juste injuste.
J'ai lu et entendu mille fois depuis : Ils ont voulu tuer la liberté de la presse, la liberté d'expression, la liberté tout court. C'est probablement vrai ; ça l'est d'ailleurs. Mais dans ma petite tête, je n'arrête pas de me dire "Mais ils n'avaient rien à foutre de leur vie ??!". Franchement, vous avez le temps vous de nourrir une telle haine aveugle, d'aller en Syrie - ou ailleurs- vous transformer en guerrier, d'organiser un attentat ? Moi, non plus. Cela veut donc dire qu'ils ne participaient pas à la vie et avaient besoin de combler le vide abyssal de leur vie et encore plus dans leur tête ? Qu'ils étaient le contraire du courage, du sens et de l'utilité ?
Je pense à ça car au nombre des victimes il y avait un monsieur inconnu venu faire de la maintenance, mort parce qu'il était là, au mauvais moment, au mauvais endroit. Alors je n'ai pas envie de hisser les trois meurtriers au rang de défenseurs de leurs convictions. Il a bon dos Mahomet, le Prophète, Allah ou... qui encore ? Et à mon sens, il n'a rien demandé, et surtout pas servir de prétexte à des besoins meurtriers personnels.
Qui aurait imaginé hier matin qu'une telle tragédie allait se produire, que nous allions tous nous sentir comme en deuil d'un proche ?
Ce matin, dans une émission sur la vie de Jacques Brel aux Marquises, celui qui a réhabilité son bateau disait que c'était le symbole d'un rêve de liberté qu'il ne faut jamais oublier, et que ce bateau qui avait échoué sur une plage de nouvelle Zélande, et y était ensablé et rouillé depuis des années, prouvait qu'on peut être très profondément enfoui, on peut toujours sortir du sable et retrouver sa superbe d'avant. Vous comprendrez l'écho que cela a pris dans ma tête en ce jour de deuil.
Je leur en veux d'avoir assassiné des personnes qui n'avaient rien demandé, je leur en veux d'avoir par leur acte voulu détruire la culture et la liberté mais je leur en veux aussi parce qu'ils ont tué mon souvenir d'enfance et m'ont fait souvenir que certains ne devraient jamais passer dans le camps des adultes : sans fantaisie, sans légèreté, et pire : sans humour.
* Juste avant de publier cette chronique, j'ai vu que le journal Libération avait titré de la même façon sa une, bien mieux que moi j'en suis certaine. Je vous laisse pour lire leur article. Celui-là et tous les autres. Et avant tout, je vais aller chercher Charlie Hebdo...