lundi 1 juillet 2013

Au revoir mon oncle

 
 
 
Il nous a quitté dans la nuit de mardi mon (grand)oncle, mon grand-père d'adoption, mon personnage d'Audiard à moi toute seule. Le chapeau toujours vissé sur le crâne, devenu un peu chauve, le parler franc et les yeux bleus comme les agates avec lesquelles il a dû jouer quand il était petit.

C'est difficile de parler de quelqu'un quand, déjà, c'est son absence qui vous habite.
Je pourrais vous dire ses expressions rudes et tendres à la fois, sa façon à lui de bougonner gentiment. Je pourrais vous parler aussi de ses doigts d'or qui ont réparé, construit, dépanné tous les objets, grands ou petits, de ses proches et de ses voisins. Mais aussi de ses connaissances, plus ou moins proches.  

Mais là, je ne pense qu'à la chaise vide qu'il laisse dans sa cuisine, à son atelier qui ne servira plus et à sa voix, un peu forte parce qu'il était devenu un peu sourd, qui ne résonnera plus que dans nos souvenirs.

Il était de cette génération qui a commencé très tôt à travailler. Il a travaillé à l'usine. Il a fait les postes, il a fait les nuits. 
Quand il a eu des chiens, toujours des fox et toujours des filles, il les emmenait avec lui pour faire un tour des remparts. Tout le monde le connaissait. Lui, son chapeau marron et sa voix qui portait loin.

Il détestait la vantardise et le manque de modestie. Il était destiné à devenir architecte mais la guerre était passée par là. Il a dû arrêter l'école et se mettre à travailler. Si on en parlait, il se fâchait. Non pas parce que c'était un regret, mais parce qu'il était de ceux qui ne se faisait jamais passer pour ce qu'il n'était pas. Il est devenu ouvrier. Il aurait pu devenir contre-maître, mais il appréciait trop ses collègues pour leur donner des ordres. Comme il était devenu indispensable, professionnellement et humainement, il en a assumé les fonctions, sans les honneurs.
C'est pour ça qu'il a voulu partir de ce monde sans Dieu, ni foule, ni annonce. Son fils m'a dit le jour de sa crémation "Lui qui toute sa vie a mit tout le monde en boite a voulu finir dans une boite". Mais comment mettre dans une si petite boite un tel personnage et un coeur si grand ?

Il détestait les parvenus et les personnes qui s'attribuent de la valeur. Surtout quand celle-ci s'étale dans les vêtements et les manières fausses. C'est grâce à lui que je les vois tels qu'ils sont réellement. Ceux qui donnent l'impression qu'ils viennent d'enfiler un costume ou un ton snob, vous savez comme si tout ça était trop neuf pour eux. Ils mettent un bermuda pour faire oublier qu'ils ont porté un chapeau de cow-boy ou mangent leur banane en levant le petit doigt pour masquer leur façon grossière de traiter leurs proches.
Vous les reconnaîtrez facilement : autour d'eux il y a, quand ils ont de la chance, des personnes honnêtes qui les méprisent ou, le plus souvent, des courtisans, mais jamais des amis.
Mon oncle était tout le contraire de ces gens-là. Son fils, encore, m'avait dit un jour qu'il avait "un rapport sain à l'argent". Il aurait pu être riche, s'il avait fait payer d'une simple obole chaque objet réparé. Mais se faire rétribuer pour quelque chose qui l'obligeait à se torturer les méninges et faisait tout son plaisir, lui paraissait quelque chose d'aberrant.

L'annonce de sa mort n'a pas été rendue publique parce qu'il ne voulait pas de publicité. Pourtant, ceux qui l'aimaient sont venus, avec quelques mots, quelques fleurs, quelques paroles et aussi des sanglots et des sourires en pensant à lui. Parce qu'il était là quand on avait besoin de lui, parce qu'il avait toujours une blague ou un baiser sincère. Parce que ses sourcils fronçaient et sa voix grondait, mais ses yeux riaient.
Et surtout, il était une source sans fond de chaleur humaine. Je me souviens avoir dormi chez lui. (Je crois que je devais passer mon permis très tôt. Peu importe). Il m'avait taquinée de mon réveil difficile, lui qui avait gardé l'habitude de se lever vers cinq heures, mais il avait allumé le radiateur dans la salle de bain et m'avait fait couler un bain.

Maintenant, il est partout dans nos vies. Il est dans ma cuisine parce qu'il m'a fabriqué un objet unique pour décapsuler les boites de conserve soi-disant faciles à ouvrir. C'est un objet en longueur et en bois qu'il m'a donné en double exemplaire. Je ne suis pas la seule dans la famille, mais j'ai le privilège d'avoir la version la plus élaborée. Je m'en sers aussi pour broyer des herbes. Et surtout la menthe que je mets dans les mojitos. Je suis certaine que cela le fait rire. Moi pas. On n'a pas eu le temps d'en boire ensemble. Alors les prochains seront toujours à sa santé. C'est le moins que je puisse faire.
Il a dansé à mon mariage avec élégance (et avec ma tante aussi). Et depuis que je suis gamine, il y a, dans mes différentes bibliothèques, un équilibriste sur deux fils. C'est un simple montage de bois et de fil. Il fonctionne et il fonctionnera toujours. Son mouvement souple m'apaise inévitablement.

Il nous a quitté à 84 ans. Ce n'est pas tôt dans l'absolu. Mais c'est difficile à accepter. Comme si on nous demandait de renoncer à une partie du ciel bleu.
Le petit scottish de mes parents n'a pas supporté le départ définitif de son "dog-sitter" préféré. Et puis ils avaient maintenant le même âge (oui en âge de chien évidemment). Alors, petit chien a décidé d'aller le rejoindre quelque part où il pourront se promener éternellement sans les soucis de l'âge.

En écrivant ce texte, j'ai écouté un passage du film "Le Président" d'Henri Verneuil, avec Gabin qui sert magnifiquement les dialogues d'Audiard. Évidemment.

A revoir mon oncle.

12 commentaires:

  1. C'est un hommage poignant et magnifique.
    Bisous
    anneso

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  2. J'envoie un sourire a cet homme que tu décris si bien ma belle... Que son éternité soit douce et a son image , humaine ...

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  3. Il t'aurait beaucoup plus. Et toi aussi.
    Merci pour vos petits mots

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  4. Quel bel hommage, Laure! Tu as su retranscrire, tous tes sentiments, et ces moments simples de la vie quotidienne, qui rendent nos vies si "singulières".

    Bravo, il doit être fier de toi!

    Bisous

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  5. bel hommage a ton oncle, la d'où il te voit, il doit etre fier

    gros bisous

    v e r o

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  6. Quel bel hommage tu as rendu à ton oncle ma Laure ... Je t'embrasse bien fort <3

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  7. Bel hommage, quelle chance tu as eu d'avoir dans ton entourage un homme de cette envergure... Mes pensées t'accompagnent toi et ta famille.
    Gros bisous ma Laure
    Chrisfred

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  8. Tes mots sont merveilleusement dit, cet hommage montre a quel point tu aimais cet oncle, adorable et adoré. bises

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